La Land Matrix, une initiative internationale de suivi foncier dont fait partie le Cirad, a enregistré 1865 transactions de terres survenues entre 2000 et 2020, couvrant une superficie totale de 33 millions d’hectares. Ce chiffre stupéfiant est comparable à la taille de l’Italie ou des Philippines. Sur les terres acquises, l’accroissement de la production agricole menace les moyens d’existence des populations locales ainsi que les habitats naturels. Bien que des progrès aient été réalisés en matière de gouvernance foncière, le défaut de mise en œuvre des politiques dans ce domaine reste criant. Dans un nouveau rapport sur ces acquisitions de terres à grande échelle, la Land Matrix analyse les impacts de ces investissements 10 ans après leur apogée et alerte sur les signaux indiquant une probable nouvelle ruée.
Sur les territoires faisant l’objet de transactions foncières, la consultation insuffisante des communautés affectées est monnaie courante, et le respect des principes relatifs à la conduite responsable des entreprises est rare. La perte non consensuelle et non compensée de terres subie par les communautés locales ne s’accompagne souvent que de faibles avantages socio-économiques - qu’il s’agisse d’emplois, de technologies ou d’infrastructures. En moyenne, moins de 0,5 % de la main-d’œuvre nationale est employée sur les terres acquises dans la plupart des pays.
Outre les problèmes économiques qu’elles entraînent, les acquisitions de terres à grande échelle continuent de détruire les forêts tropicales, les habitats naturels et la biodiversité aux frontières agricoles de l’Amazonie, de l’Asie du Sud-Est et du Bassin du Congo. Les ressources hydriques sont également menacées : 54 % des transactions foncières enregistrées sont destinées à produire des cultures à forte consommation d’eau, y compris dans les zones arides.
« Il y a pourtant eu d’énormes avancées politiques, au niveau global avec les Directives volontaires, puis au niveau national avec des politiques d’investissements fonciers, note Ward Anseeuw, chercheur au Cirad, accueilli à l’International Land Coalition et co-auteur du nouveau rapport de la Land Matrix. Mais la traduction de ces politiques sur le terrain laisse à désirer, voire est par endroit inexistante. »
Le rapport souligne en effet l’application faible des Directives volontaires sur les régimes fonciers, mais également du manque de transparence de la plupart des acquisitions foncières, peu d’informations étant disponibles sur les investisseurs, les contrats ou la production agricole.
Une prochaine accélération des investissements fonciers à craindre
Après une forte augmentation des acquisitions de terres à grande échelle dans les années 2000, les investissements se sont stabilisés ces dernières années. La Land Matrix alerte cependant sur une reprise probable. Ward Anseeuw explique : « Dans ce monde post-covid, on observe une augmentation des prix des denrées agricoles ou de celui du bois. Ces signaux, couplés à des conditions économiques plus favorables pour les investisseurs, nous indique une probable nouvelle vague d’acquisitions foncières. »
Dans la perspective d’une nouvelle ruée vers les terres, il est essentiel de faire le point sur les impacts socio-économiques et environnementaux de ces acquisitions foncières à grande échelle.
Qui sont les principaux investisseurs ?
Selon les données de la Land Matrix, les transactions de terres sont en grande majorité liées à de grandes entreprises internationales. Les investisseurs sont originaires des pays du Nord, du Sud et des paradis fiscaux. Les pays du Sud disposant de secteurs agricoles compétitifs, tels que la Malaisie et le Brésil, figurent parmi les premiers pays investisseurs, aux côtés de pays à revenu élevé comme les États-Unis, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. Ces dernières années, la Chine a également gravi les échelons et se hisse au troisième rang des pays investisseurs.
Les cultures de rente menacent l’approvisionnement local
La plupart des investisseurs ciblent les marchés internationaux des produits de base : les terres acquises où sont cultivées le palmier à huile représentent plus de 20 % de la superficie mondiale de la culture du palmier à huile. D’autres cultures de rente, comme le caoutchouc, la betterave sucrière et la canne à sucre, constituent également des produits de base importants.
La prépondérance des cultures de rente contrarie l’espoir initial d’un rôle positif de ces acquisitions sur la sécurité alimentaire locale. Au contraire, le rapport de la Land Matrix table sur un fléchissement des approvisionnements alimentaires au niveau local. En cause : la réorientation de la production des petits exploitants vers des cultures de rente, voire son remplacement total par des exploitations à grande échelle orientées vers l’exportation. En outre, les données indiquent des effets sur les revenus très limités pour la plupart des pays, à part en Asie du Sud-Est.
La faible création d’emplois
« Sur les terres acquises, les cultures de céréales génèrent entre un et sept emplois pour 1000 hectares, déplore Ward Anseeuw. Le caoutchouc et le palmier à huile créent plus d’emplois en comparaison, mais cela reste marginal par rapport à d’autres productions, comme les fleurs, ou à d’autres secteurs économiques. »
En moyenne, la Land Matrix estime à moins de 0,5 % la part de main-d’œuvre nationale embauchée sur ces terres acquises. Outre le manque de possibilités d’emploi, les petits exploitants locaux risquent également de faire les frais de la concurrence croissante pour les ressources foncières.
Dégradation des habitats naturels et conflits de ressources
Outre les conséquences socio-économiques, l’expansion agricole liée aux transactions foncières à grande échelle constitue un facteur important de déforestation dans les régions tropicales humides. Entre 2000 et 2019, la perte de couverture forestière liée à ces acquisitions en Asie de l’Est est estimée à 1,3 million d’hectares. En Afrique, la part importante d’accords encore non mis en œuvre laisse présager une menace importante, en particulier pour les forêts tropicales d’Afrique centrale.
Un autre risque associé à cette déforestation continue est l’émergence de zoonoses et de pandémies, menace rarement prise en compte lors de l’évaluation des avantages et des coûts des investissements agricoles. Et les forêts ne sont pas les seules à être menacées : 54 % des transactions foncières enregistrées dans la base de données de la Land Matrix sont destinées à produire des cultures à forte consommation d’eau. Cette tendance augmente considérablement la pression sur les ressources hydriques locales.
Accélérer la mise en œuvre des politiques de gouvernance foncière
« Des solutions politiques existent déjà, rappelle Ward Anseeuw. Les Directives volontaires ont été établies au niveau international dès les années 2000, en réponse à la première explosion des transactions. Elles ont été suivies par de nombreuses politiques nationales. Ce qu’il manque maintenant, c’est une application concrète, sur le terrain, de ces mesures politiques. »
Le rapport propose ainsi cinq ensembles de recommandations :
Les gouvernements doivent poursuivre et accélérer les réformes de gouvernance foncière et leur mise en œuvre effective, sur la base des Directives volontaires sur les régimes fonciers.
Le développement local devrait occuper une place centrale dans ces politiques. En particulier, l’accent doit être placé sur les retombées et l’inclusion des petits exploitants agricoles.
Les traités d’investissement foncier internationaux doivent intégrer des dispositions relatives aux droits humains et à l’environnement. La diligence raisonnable en matière de droits humains doit être obligatoire.
Il convient de mettre un terme aux acquisitions de terres à grande échelle qui conduisent à la déforestation, à la conversion d’autres habitats naturels précieux ou qui endommagent d’importantes réserves de carbone, telles que les tourbières.
Des engagements contraignants pour accroître la transparence sont nécessaires, pour toutes les parties prenantes.
Référence
Le rapport analytique III de la Land Matrix (en anglais)
À propos du Rapport analytique III
Le 28 septembre 2021, l’initiative Land Matrix a publié son troisième rapport phare, qui dresse le bilan des acquisitions de terres à grande échelle dans les pays en développement et de leurs impacts socio-économiques et environnementaux. Les résultats s’appuient sur les éléments contenus dans la base de données de la Land Matrix ainsi que sur une revue de la littérature, afin d’analyser et de mieux comprendre les effets très divers de ces acquisitions de terres à grande échelle.
Pour en savoir plus : https://landmatrix.org
À propos de l’initiative Land Matrix
L’initiative Land Matrix (LMI) est un partenariat entre le Centre for Development and Environment (CDE) de l’Université de Berne, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l’Institut allemand des études mondiales et régionales (GIGA), Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ) et la Coalition internationale pour l’accès à la terre (ILC) au niveau mondial, ainsi que l’Association des agriculteurs d’Asie pour le développement rural durable (AFA), le Centre pour les initiatives environnementales Ecoaction, Fundación para el Desarrollo en Justicia y Paz (FUNDAPAZ) et l’Université de Pretoria, au niveau régional. Établie en 2009 pour remédier au manque de données fiables relatives à l’étendue et à la nature réelles de la « ruée mondiale vers les terres », la LMI est devenue une initiative de suivi foncier indépendante promouvant la transparence et la reddition de comptes dans les décisions relatives aux acquisitions de terres à grande échelle dans les pays à faible et moyen revenu pour répondre au besoin de mener un suivi de ces flux d’investissements si complexes.
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